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2. L'AFFRONTEMENT

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Dessin de René Pellos paru dans Miroir du Cyclisme quelques jours avant le début du Tour de France 1964

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Une du journal L'Equipe du 13 juillet 1964

La Formule 1 a eu droit aux tours de pistes accrochés entre Alain Prost et Ayrton Senna, le tennis aux échanges endiablés entre Björn Borg et John McEnroe, la boxe aux crochets dévastateurs entre Mohamed Ali et Joe Frazier. En cyclisme, lorsque le terme rivalité est évoqué, difficile de ne pas penser à Jacques Anquetil et à Raymond Poulidor.


Et comme moment phare, il y a cette fameuse montée du puy de Dôme en 1964. Plus d'un demi-siècle après, ce moment d'une rare intensité est toujours bien ancré dans la mémoire collective. « Plus de 50 ans ont passé et on parle encore de ce duel, vous vous rendez compte ? » s'étonne Poulidor.


Nous sommes le 12 juillet, à l'occasion de la 20e étape du Tour de France reliant Brive-la-Gaillarde au Géant des dômes. Sur le papier, un tracé décisif dans l'optique d'une victoire finale sur la Grande boucle. Sur le bitume, un duel légendaire entre les deux meilleurs cyclistes de l'époque. Deux personnages aux caractères bien affirmés : Maître Jacques, le Normand qui gagne, et Poupou, le Limousin éternel second. Si le premier nommé est une machine à titres qui ne cesse de garnir son palmarès (vainqueur notamment de la Grande Boucle en 1957, 1961, 1962 et 1963), le second s'est octroyé la sympathie du peuple français, qui voit en lui le « petit » capable de titiller le grand champion.


Dans son ouvrage Anquetil et Poulidor, un divorce français, Jacques Augendre (ancien journaliste de L'Equipe  et du Monde) décrit cette opposition de style qui scinde l'Hexagone en deux : « Après l'affrontement Coppi-Bartali qui devait embraser la péninsule pendant près de quinze ans, la rivalité Anquetil-Poulidor déchira la France aussi sûrement que peut le faire la politique... Si elle occupe une place aussi importante dans les gazettes, c'est sans doute qu'elle représente la rivalité idéale, en effet. Elle oppose deux athlètes et deux hommes totalement antinomiques. Le blond et le brun, le Viking mâtiné teuton au visage émacié et le campagnard limousin à la mine épanouie, l'introverti et l'extraverti, le mondain et le rustique, le routier de la ville et le routier des champs, le rouleur longiligne et le grimpeur musclé, celui qui commande et celui qui subit. Politiquement, et sans que ce soit forcément rationnel, l'un, Anquetil, incarne la droite réaliste et triomphante. L'autre, Poulidor, illustre la gauche, plus populaire, mais moins victorieuse. »


Un postulat non démenti par Antoine Blondin (ancien romancier et plume pour L'Équipe durant de longues années sur la Grande boucle), qui évoque dans le Paris-Match de l'époque la dimension sentimentale prise par cet affrontement entre deux grands champions : « Jouer Poulidor contre Anquetil, c'était apparemment adopter le célèbre petit qui n'a pas peur du gros, espérer voir le dompteur mangé, prendre le parti, si avantageux pour une bonne conscience, de David contre Goliath. Mais enfin ! Le sport implique avant tout le vœu "que le meilleur gagne" ! Il y a là, chez certains spectateurs à l'âme sensible, une manière de contradiction qui pourrait, à la limite, s'exprimer ainsi : "Je voudrais qu'il l'emporte parce qu'il est le moins fort." C'est introduire le mélodrame dans la tragédie. »

Cette année-là, les deux hommes sont en grande forme. Si Anquetil a brillé en Italie en remportant le Giro quelques jours avant la Grande boucle, Poulidor s'est quand à lui distingué de l'autre côté des Pyrénées en empochant la Vuelta au mois de mai. Cette 51e édition du Tour de France est donc le juge de paix, l'épreuve de force pouvant consacrer l'un ou l'autre comme le meilleur cycliste de l'année.


Avant cette fameuse 20e étape, Jacques Anquetil a déjà raflé trois étapes (dont deux contre-la-montre), tandis que Raymond Poulidor s'est imposé à Luchon. Alors que les Alpes et les Pyrénées sont derrière les coureurs, il est écrit que ce 51e Tour de France se jouerait durant l'ascension du puy de Dôme. Lorsque le départ est donné, Maître Jacques, porteur du maillot jaune, possède 56 secondes d'avance sur Poupou, son dauphin.


Mais le Limousin est en forme sur les étapes de grimpe, à l'instar de sa brillante montée dans le port d'Envalira dans les Pyrénées, passage durant lequel le Normand fut lâché, perturbé notamment sur plan émotionnel par l'annonce d'un voyant quelques temps auparavant qui prédisait sa mort sur l'étape en question...


En cette journée de canicule du 12 juillet 1964, l'air est aussi brûlant que la tension au sein du groupe de tête. Plus de 200 km après le départ donné à Brive-la-Gaillarde, le train est assuré par une vingtaine de coureurs dans les lacets de La Baraque. Parmi eux, les douze premiers du classement général.


Alors que le peloton se dissout petit à petit, l'Espagnol Julio Jimenez prend les devants, avec dans sa roue son compatriote Federico Bahamontes. Dans le dur, Anquetil et Poulidor ne peuvent suivre, au grand dam du Limousin, qui voit ainsi s'échapper les bonifications promises au deux premiers de l'étape (1 minute pour le vainqueur, 30 secondes pour le deuxième). Pour le Normand, les Ibériques étant trop loin au classement, l'objectif est donc de neutraliser Poupou pour gagner le Tour.


S'en suit un coude à coude mythique (au sens propre) entre deux coureurs éreintés et marqués physiquement par les 4.000 km parcourus jusqu'ici depuis l'entame du Tour. Les deux hommes souffrent, notamment Anquetil, dont le visage laisse transparaître une grande fatigue. Mais ils ne se lâchent pas, s'accrochent, s'entrechoquent même, frôlant la chute lorsque leurs guidons se touchent. L'image a fait le tour du monde, et fascine encore tant jamais deux champions n'avaient été si proches l'un de l'autre dans un face-à-face décisif. La rupture est proche, mais les kilomètres défilent dans l'ascension et l'arrivée se rapproche à petits tours de roues.


Puis, arrive la flamme rouge synonyme du dernier kilomètre. Anquetil flanche, Poulidor donne tout ce qu'il lui reste et prend dix, vingt, cinquante mètres d'avance sur son meilleur ennemi. L'écart se creuse à vue d’œil. S'il souhaite endosser le maillot jaune pour la première fois de sa carrière, il doit reprendre 56 secondes à son concurrent direct qui est à l'agonie. Le coureur de Mercier-BP-Hutchinson, à la force de ses jarrets, prend le large. Le Tour de France 1964 est en train de se jouer.


Au sommet, Jimenez et Bahamontes ont déjà franchi la ligne d'arrivée quand arrive Poulidor. Tous les yeux sont alors fixés sur le chronomètre. Où en est Anquetil ? Une silhouette apparaît, il ne s'agit pas du maillot jaune mais de l'Italien Adorni. Maître Jacques est-il en train de perdre sa « toison d'or » ? Pas encore ! Le voici qui arrive au sommet et avale les derniers mètres sur un tout petit développement. Puis, le chrono tombe, Anquetil n'a concédé que 42 secondes à Poulidor. Au sommet du géant des Dômes, Poupou ne revêtira pas le maillot jaune, pas plus que durant le reste de sa carrière...

Un final époustouflant, renommé « la bataille du Tour des Tours » par un Jacques Goddet dithyrambique dans son édito paru dans L'Équipe au lendemain de cette étape mythique. « Grandiose, implacable, poignante, la lutte que se livrèrent, dans un coude-à-coude muet où se plaçaient défi, souffrance, ruse, les deux antagonistes à la taille gigantesque du Tour 1964, Anquetil et Poulidor. Jamais deux hommes qui se disputaient férocement le plus beau et le plus rare des trophées n'avaient été si rapprochés dans l'effort. » 


Mais au vue du dénouement, une question vient rapidement à l'esprit : le coureur dirigé par l'Auvergnat Antonin Magne pouvait-il partir plus tôt ? « Non, on était à fond tous les deux, se souvient Poulidor. Anquetil, lorsqu'il avait quelque chose à défendre, un maillot sur le dos, c'était difficile d'aller lui reprendre, il était bien tricoté sur ses épaules. On dit que j'ai perdu le Tour de France sur cette montée, qu'Anquetil m'a bluffé, mais ce n'est pas du tout ça. Je crois que ce jour-là on n'était pas bons tous les deux. Moi, j'avais décidé éventuellement de gagner l'étape pour rafler la minute de bonification. J'ai fait beaucoup d'efforts avant d'attaquer le puy de Dôme et il y avait des échappées qui étaient parties. Anquetil avait fait en sorte que ces échappées se développent, puisqu'il n'avait qu'un seul adversaire à marquer, c'était Poulidor. » 


Physiquement, le Limousin n'avait donc pas forcément les moyens d'attaquer plus tôt son meilleur ennemi. Puis, sur le plan technique il ne possédait peut être pas le matériel adéquat et notamment le bon braquet puisqu'en cette année 1964, Poupou abordait le Géant des dômes pour la première fois de sa carrière, sans avoir effectué de reconnaissance au préalable...  (lire « L'oeil de Jacques Augendre » ci-dessous)


Pour beaucoup, Raymond Poulidor a perdu ce Tour 1964 durant cette ascension auvergnate. Mais est-ce vraiment le cas eu égard aux mésaventures connues par le Limousin quelques jours plus tôt ? Sur les premières semaines, il aurait pu (dû?) s'emparer du maillot jaune. En effet, que de temps perdu dans les étapes précédentes ! D'abord, il y a cette arrivée rocambolesque à Monaco (9e étape) où le Creusois déboule en tête sur le vélodrome de la Principauté mais descend de son vélo un tour de piste trop tôt, ce qui permet à... Anquetil de lui passer devant et de remporter l'étape, empochant ainsi la bonification d'une minute promise au vainqueur...


Puis il y a ce contre-la-montre entre Peyrehorade et Bayonne (17e étape), épreuve sur laquelle Anquetil excelle d'ordinaire, où Poulidor alors en tête est victime d'une crevaison. Arrive ensuite un incroyable concours de circonstances : le mécano se précipite avec un vélo de rechange mais trébuche et tombe dans un fossé, se blessant à la cheville. Le coureur est ainsi obligé de descendre pour aller chercher sa nouvelle monture, mais suite à la chute de celle-ci, le guidon est faussé, obligeant Poulidor à s'arrêter à nouveau quelques mètres plus tard pour tout remettre en ordre.


Des péripéties invraisemblables qui font perdre un temps fou au Limousin, véritablement maudit, qui termine cette étape à 37 secondes de son principal concurrent. Ces différentes mésaventures mises bout-à-bout coûteront chères, très chères, au coureur de l'équipe Mercier-BP-Hutchinson, d'autant plus lorsque l'on connaît le dénouement de cette cuvée 1964 particulièrement goûteuse et savoureuse.

Directeur de l'équipe Saint-Raphaël-Geminiani pour laquelle courrait Anquetil, l'Auvergnat Raphaël Geminiani revient sur ce duel « fabriqué par la presse » selon lui : « Poulidor avait l'occasion de gagner le Tour. S'il est fort, il doit attaquer dès le pied de la montée. Il ne l'a pas fait... Alors ils grimpent tous les deux côte à côte. Et ils étaient tellement usés qu'ils se sont touchés et cette photo a fait la réputation du duel. Mais le duel, ce n'était pas de faire tomber l'autre ! » 


Il explique ensuite la stratégie mise en place ce jour-là, qui selon lui a surpris le coureur Limousin : « Anquetil était en défense. Je lui avais donné un tuyau. D'ordinaire,en montagne, vous montez roue dans roue, jamais côte-à-côte. Et Poulidor a été surpris de voir que Anquetil montait à côté de lui. Il ne savait plus quoi faire, alors il est resté là, sans attaquer... Puis Anquetil a lâché du lest sur la fin. La première chose qu'il m'a dit à l'arrivée, alors qu'il était complètement rincé, c'est : "combien ?" Je lui ai répondu : "14" et il a répliqué : "j'en ai 13 de trop". Son seul objectif était de partir derrière Poulidor dans le contre-la-montre. Dès lors, il était imbattable. Pour moi, c'est Anquetil le vainqueur du puy-de-Dôme : il est maillot jaune en bas et il est maillot jaune en haut ! »


Une première place au général conservée pour 14 minuscules secondes après cette arrivée au sommet. Le Normand prendra même le large durant le contre-la-montre la veille de l'arrivée à Paris pour finalement boucler ce Tour de France avec 55 secondes d'avance sur Poulidor et ainsi remporter pour la cinquième fois la Grande boucle (record toujours d'actualité depuis le retrait des victoires de Lance Armstrong, à égalité avec Merckx, Hinault et Indurain). 


Mais, plus que la victoire finale d'Anquetil, le public gardera en mémoire ce fabuleux mano-a-mano entre ces deux légendes de la Petite reine. Pour preuve que cette scène a vampirisé l'attention, peu de monde se souvient que le vainqueur de cette étape au sommet du Géant des dômes n'est pas Poulidor, mais l'Espagnol Jimenez.


Alors qu'il n'était qu'un enfant à cette époque, Christian Prudhomme se souvient de ce duel suivi « l'oreille collée au transistor » et qu'il décrit comme un des plus grands moments du sport en France : « Avant le 12 juillet 1998, où l'équipe de France de football a été championne du monde, il y a eu ce 12 juillet 1964 et ce fameux duel Anquetil – Poulidor sur les flancs et les pentes du volcan, un souvenir inoubliable pour tous les amoureux du Tour de France, mais même au-delà de ça, qui a marqué tous les gens qui ont pu le vivre. Cette France des années 60, coupée en deux entre « Anquetilistes » et « Poulidoristes ». La France un peu intellectuelle du premier, du maître, de Maître Jacques, et puis la France des champs, populaire, bon enfant, courageuse, symbolisée par Raymond Poulidor, l'éternel malchanceux. Ils ont fait énormément pour le puy de Dôme et pour le Tour de France. C'est une séquence de l'histoire du sport qui reste et qui restera encore longtemps... »

«  Antonin Magne, qui dirigeait Poulidor, avait dit : "Raymond a perdu le Tour dans le puy de Dôme parce qu'il m'a menti." Il  faut savoir que Poulidor est arrivé en retard au rendez-vous du grand départ du Tour. Antonin Magne le lui avait reproché en lui disant : "Raymond, un grand champion doit être ponctuel." 


Poulidor était très impressionné par Antonin Magne. Et il lui avait répondu. "Monsieur Magne, excusez-moi, mais si je suis en retard, c'est parce que j'ai reconnu le puy de Dôme." Ce à quoi Magne a rétorqué : "C'est bien Raymond. Votre conscience professionnelle vous honore." Sauf que Poulidor ne l'a pas reconnu. Il en avait l'intention, mais il n'a pas pu car la route n'était pas ouverte. Et la veille de l'étape, Poulidor ne connaissait pas trop les braquets qu'il fallait prendre.


Lorsque Magne lui a demandé quel braquet prendre, Poulidor lui a lancé : "Le 22 suffira." Et puis Antonin Magne en parle à Raoul Rémy, qui dirigeait Bahamontes. Rémy lui donne les braquets de Bahamontes, bien inférieurs à ce qu'avait dit Poulidor, et lui dit : "Et bien, il se sent costaud Raymond. Les braquets qu'il compte amener, Bahamontes est incapable de les tirer. Il doit y avoir un truc. Ou il est super fort, ou il ne choisit pas les bons braquets. "


Cela avait intrigué Antonin Magne, qui avait fait mettre des braquets un peu plus petits à Poulidor. Mais pas assez petits. Surtout que Poulidor était un grimpeur en souplesse et il pouvait être efficace avec des petits braquets.


Selon Magne, il aurait lâché Anquetil plus tôt et il aurait gagné le Tour de France. Une hypothèse très vraisemblable. »

LE REGARD DE... 
JACQUES AUGENDRE


Ancien journaliste
(L'Equipe, Le Monde,
Midi Libre) ayant
couvert 55 Tours
de France

2. L'AFFRONTEMENT

Un maillot jaune qui s'est joué bien avant
les rampes
du puy du Dôme

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Vidéo sur la 20e étape Tour 1964 (source : INA)

« Politiquement, et sans que ce soit forcément rationnel, l'un, Anquetil, incarne la droite réaliste et triomphante. L'autre, Poulidor, illustre la gauche, plus populaire, mais moins victorieuse. »

Ils s'accrochent, s'entrechoquent même, frôlant la chute lorsque leur deux guidons se touchent